M.V.M.

6/10/1998



DE
LE PIANISTE

MANUEL VÁZQUEZ MONTALBÁN
(El pianista, 1985)

[Un pianiste joue dans un cabaret. C'est la Barcelone de 1984, du triomphe des socialistes et d'une nouvelle génération «désenchantée» et avec du pouvoir. Luisa, Fisas, Schubert, Ventura... Pour Rosell —le pianiste— personnage anonyme et témoin d'une histoire d'échecs et défaites, il y eut un autre temps: la Barcelone des années quarante, où il se dilue entre un désir collectif pour résurgir; et aussi le temps heureux de 1936 où il y avait de l'illusion, de l'amour et la lutte, où Doria —le triomphateur— et lui n'ètaient que deux musiciens avec un futur plein de promesses.]

Le visage de Luisa ardent, la colère et l'indignation la font sursauter mais une main de Fisas sur son bras l'arrête et un appel à l'attentionde Schubert:     —Ecoutez.
    —Que devons nous écouter?
    Mais ils écoutèrent et la remarque de Schubert commence à acquérir un sens. En attendant la suivante représentation, le pianiste s'était embarqué dans un air de musique intime, des accords lents, des coups de pinceau à la recherche d'une harmonie finale.
    —Que joue-t-il?
Toni Fisas avait la réponse.
    —C'est un fragment de la Música callada de Mompou.
    —J'appellerai ça voir de l'oreille.
    —J'appellerai ça utiliser à Mompou comme musique de fond pendant que je travaille et avoir lu l'essai de Jankelevitch sur Mompou, Le message de Mompou. Jankelevitch est un philosophe, de la Sorbonne. Regardez cette espèce d'indépendance des doigts, cette sensation de netteté de chaque note. Il faut se remonter à Chopin pour trouver cette singulière magie du piano.
    —Chopin avait des petites mains.
    Signala Ventura, mais il ne souhaitait pas éclaircir l'énigme de sa phrase lorsque'il se vit cerné par les regards de surprise des autres.
    —Tu te réfères au poème de Benn.
L'inévitable Fisas.
    —C'est un beau poème de Benn sur Chopin [...].
    Le va-et-vient de la marche blanche de la gabardine du pianiste marque le chemin du nord. Le pianiste ne suivra pas ce chemin. En arrivant à hauteur de la rue de l'Hôpital il abandonne le centre de las Ramblas comme si ses pieds avaient été avertis par le noeud gordien de la rosace de Miro par terre et la rue de l'Hôpital est un défilé nocturne et solitaire par où le pianiste accélère ses pas, en compétition avec lui-même, avec le même pianiste qui, hier et avant-hier, a fait le même parcours. Décors d'archéologie et de pauvreté pittoresque. pour le pianiste un simple chemin qui débouche sur la place de Padro, avec la statue de Sainte Eulalie solitaire sur la fontaine érodée; à peine entré dans la rue La Bouteille, le pianiste sort de la poche de sa gabardine une clef sonore d'aluminium qui ouvre à peine une fente dans la grande porte de l'escalier par où se glisse le vieillard, referme la porte et remonte l'escalier de briques en pente, et aux bords de bois en s'aidant des coudes, l'un sur la barre d'appui, l'autre contre le mur d'où tornbent des flocons de chaux expulsés par l'humidité, il récupère son souffle dans le noir, dans un palier, touche des doigts la géographie de la porte jusqu'a trouver le trou de la serrure et avec l'autre main, il fait entrer la petite clef dans la fente. L'appartement ouvre la bouche et laisse échapper une haleine de lentes putréfactions. Le pianiste ferme la porte avec le même soin que s'il fermait le piano et allume une petite lampe zénithale qui révèle une entrée entrepôt du portemanteau mutilé d'un de ses bras, fils électriques encastrés dans le mur, console requise de quelque meublé orientaliste et des tas de paquets de journaux liés avec des ficelles. Sur la console, une diane chasseuse en porcelaine qui a perdu son vernis et signale avec son arc la direction du couloir en ténèbres.
    —Teresa. Teresa. C'est moi.
    Il éteint la lumière de l'entrée et allume celle du couloir. Avec du papier peint à reproductions de pergolas de colonnes corinthiennes, d'étangs, de nénuphars, d'oiseaux aquatiques et entre colonne et colonne, une porte ouverte à un gémissement doux de petit animal. Mais la lumière révèle un corps de femme large comme le lit de métal surchargé, ouvert par une chemise de nuit marron, d'un tissu décoloré, étendu sur un double matelas, les bras nus et larges comme des cuisses, la chevelure blanche comme une bordure autour d'un vieux visage gonflé où les yeux, à la fin de deux rainures, n'ont autre intelligence que celle de la douleur. Les yeux ont reconnu l'homme et le rythme de ses gémissements s'accélère.
    —C'est moi, Teresa. Je suis là.
    Des poupées brisées sur un coffre de bois, un buste de Chopin, des rideaux de velours minces comme la peau malade, que le pianiste sépare pour pouvoir ouvrir la fenêtre et que la légère puanteur sorte vers la rue.
    —J'arrive. J'arrive. Je suis venu aussi vite que possible.
    L'homme se retourne et de ses yeux d'expert, il parcourt le corps éléphant de la pointe de ses pieds, aux ongles violettes pétrifiés, jusqu'à la tête angoissée qui s'agite au va-et-vient des gémissements. Près du lit repose sur un tabouret le pot de chambre et sur un petit fauteuil de cretonne boîteux, s'entassent les paquets de gazes de rechange. Il s'enlève la gabardine, la veste et affleure un petit corps avec gilet, fini par une tête blanche-chauve en pointe. Il remue ses bras pour activer la sensation de marche et ses pas le mènent à une salle de bain, une cuvette sanitaire ébréchée encastrée dans une planche de bois rongé par l'humidité. Il prend une cuvette qui pend d'un clou et une éponge qui sèche ses viellesses sur l'étagère de la petite fenêtre qui s'ouvre sur la cour intérieure. Il remplit la cuvette d'eau, laisse l'éponge entre la navégation et le naufrage sur les eaux, qui tremblent sous son pas, de retour à la chambre d'où continue à sortir le gémissant appel. Une horloge cachée mais proche signale qu'il est quatre heures du matin et les paupières du pianiste se ferment contre lui-même, en regrettant un oubli.
    —Premièrement je vais te laver, puis je te donnerai tes cachets.
    Il avertit le corps gisant. Dépose la cuvette sur le matelas, prend le bord inférieur de la chemise de nuit avec les deux mains et tire pendant qu'il marche vers le chevet du lit. Péniblemente le tissu découvre le corps nu de femme, les jambes éléphantiasiques gonflées, rouges, avec des croûtes de blessures sales ou de saletés qui sont devenue blessures, d'immenses culottes-langes qui enferment des gazes, des excréments, des urines oxydées, chaleur des aine écorchées pour toujours, ventre outre de cellules cannelées avec des restes de selles qui ont cherché. les rares talwegs vers les pentes du lit déformé. Le jupon s'arrête pudibond sur les seins et les mains du pianistre prennent le bord des culottes et les retirent en laissant les gazes flétries au découvert, et une colonne de pestilence qui réussit à peine à émouvoir le visage hiératique de l'homme. Il retire les gazes avec soin pour ne pas répandre sa charge et les laisse tomber dans un seau d'étain en produisant un bruit de mort mouillée. Avec l'éponge, il absorbe les dernières adhérences qui restent sur la peau, avec un touche ailée, attentive, pour ne pas blesser la peau irritée. Une fois l'éponge rincée, et bien mouillée, il essuie sans peur les jointures du corps immobile pendant que les eaux s'acheminent sur la toile cirée éternelle qui garantit l'opération. Une fois la chair nettoyée, le pianiste la sèche avec une serviette qui sent encore le savon Heno de Pravia que Teresa, quand elle se sentait bien, plaçait toujours entre son linge et que le pianiste conserve comme une trace d'un passé meilleur.
    —Tu te sents mieux? N'est-ce pas?
    Maintenant, entre les mains de l'homme, vibre, résistant, un tube de pommade qui laisse couler finalement sa marchandise sur les doigts et la distribue sur la chair endolorie, sans oublier un seul coin, comme si les doigts sensibles poussaient une vague de baume vers les coins de la douleur et le visage creusé de la femme récupère une espèce de placidité humaine. Le gémissement est maintenant un aimable grognement et la rainure des yeux s'ouvre pour montrer une pupille bleue de poupée brisée.
    —Tu est mieux? N'est-ce pas?
    Il finit de la déshabiller en plaçant les bras morts sur l'oreiller et en retirant définitivement la chemise de nuit par dessus deux seins qui ressemblent à deux ventres avec les nombrils enfoncés. Il lance la chemise de nuit vaincue contre le sol et d'une armoire en prend une autre similaire, mais en bleu.
    —Je te mets la bleue. Tu la préfères, n'est-ce pas?
    Les veines des pouls se gonflent et des chaleurs lui montent au visage à cause du travail d'habiller ce corps et quand il réussit, il tombe éreinté sur la femme et reste ainsi, récupérant les battements du coeur normaux, en remerciant les bonnes odeurs qui montent de la montagne de chair. Il s'incorpore pour s'asseoir au bord du lit et sélectionner les cachets et une fois les quatre pièces réunies, il les introduit entre les lèvres à demi fermées, l'une après l'autre, et un verre d'eau à moitié rempli, versé vers le mystérieux abîme intérieur du corps muet. Ni gémissement, ni grognement, maintenant une respiration haletante, des cillements.
    —Maintenant je vais te lire les informations, et toi, essaye de t'endormir.
    Le pianiste va chercher le journal qu'il portait dans les profondeurs de la poche de sa gabardine et retourne d'un pas abandonné, comme si les rythmes vitaux lui échappaient. Il s'assied à nouveau au bord du lit.
    —Schultz assure que les Etats-Unis vont relancer des discussions constructives avec Nicaragua. Felipe González en janvier, a remis à Pujol un rapport officiel sur la Banca Catalana. Le premier ministre d'Afrique du Sud s'est entretenu hier avec Margaret Thatcher au cours d'une brève visite au Royaume Uni. Un appel téléphonique de l'épouse de Sajarov fait craindre pour la vie du dissident soviétique. Irlande reçoit Reagan avec des protestations contre sa politique en Amérique Centrale. Tu dors ?
    Un grognement précipité, urgent.
    —Ne t'en fais pas. Je continuerai à lire jusqu'à ce que tu t'endormes. Les travaux de la Commission qui fait des recherches sur les disparitions en Argentine finissent. Le pacifisme norvégien cohabite avec la OTAN. González affirme que les processus autonomiques ne seront pas tous égaux, bien qu'il n'y aura pas non plus dix-sept modèles différents. Teresa?
    Le silence s'est emparé du corps qui respire tranquille. Le pianiste plie le journal, abaisse le corps sur le papier pressé par ses mains, pense ou attend que le sommeil de la femme se consolide, après se réincorpore, étudie son visage, il entend sonner cinq heures sur l'horloge proche, abandonne la chambre et avance vers les coups de cloche, ouvre la porte et la lumière découvre une petite chambre d'ordres et de cultures stagnants, d'étagères en bois pour livres serrés, de reproductions de La Madonna de Munch ou du Bal Tabarin de Rouault, un Shimmel adosé contre un mur où se trouve une carte des Pays Catalans et de la supposée Icaria de Fournier, éditions Cartes Taride, Paris, 1935. Sur un panneau en liège des coupures de presse jaunies, des héliogravures de La Vanguardia, Luis Doria, différentes époques, prix, trophées, représentations aux Nations Unies, au Pardo, pour Charles de Gaulle, à Salzbourg, quelques titulaires de journaux: Luis Doria: La musique n'est plus une putaine. Vive l'amour libre! Le pianiste abaisse un lit pliant et le lit preparé reste visible. Il hésite et décide de revenir sur ses pas, récupérer les restes et les outils d'entretien, les remettre en place pour le nettoyage du corps dans la matinée. Il retient la cuvette, la remplit d'eau et l'emporte à la cuisinière à gaz. Plus loin de la fenêtre, une autre fenêtre pareille, affrontée, des rêves différents de voisins opaques, ou trop vieux comme eux, ou trop jeunes, si jeunes qu'ils n'ont pas de visage ni réclament un espace dans la mémoire des autres. Il chauffe de l'eau dans une marmite et la mélange avec celle du bassinet. Il retourne à son refuge avec la cuvette et prend une savonnière d'une étagère d'où il sort un morceau de savon vert, à demi usé, frais, parfume. Il retrousse ses manches et se lave les mains et les bras comme dans un excercice de prophilaxie. Le visage. Puis il enlève ses chaussures. Pose la cuvette par terre et plonge ses pieds torturés comme des sarments dans ces eaux savonneuses. Le pianiste ferme ses petits yeux avec un plaisir et en les rouvrant, il surprend la première lumière dans la façade d'en face, l'annonce de la pharmacie, le bourdonnement d'une voiture qui entame les bruits du jour et à la droite, le visage irrité de Luis Doria, sous un autre titre: La musique espagnole c'est moi. Le pianiste s'appuie sur le fauteuil bien propre, avec l'appui-tête en dentelle, et tombe dans un demi-sommeil que ses lèvres trahissent quand il prononce:

Le cadavre exquis boira le vin nouveau.